Briser l’ordre marchand

Cette contribution devait paraître comme contribution générale, mais ne l’a pu suite à une double confusion. Aucune recherche de signatures n’a été effectuée pour ce texte, qui ne vise qu’à contribuer au débat d’idées.

Sa parution est permise par l’appui de Hugues Manouvrier et Régis Juanico, qui ont bien voulu la soutenir dans le but de favoriser l’expression du débat au sein du parti.

Signataires :

  • Hugues Manouvrier, membre du Conseil national du P.S., Premier secrétaire fédéral de la Savoie, Conseiller municipal de Chambéry, Vice-Président de Chambéry métropole,
  • Régis Juanico, membre du Conseil National du P.S., Député et Conseiller général de la Loire,
  • Hervé Hutin, membre du bureau de la Fédération de Savoie, militant.
Présentation

Cette contribution[1] vise à montrer que, tant qu’on ne sera pas sorti de l’ordre marchand, aucun projet socialiste ne sera possible. Il convient de restaurer cette possibilité, de façon à éviter déconvenues électorales ou déclarations embarrassées sur l’impuissance des gouvernants à orienter les sociétés. Tant que l’impératif financier est de 15% dans un monde décloisonné, la pression qu’il exerce sur les entreprises rend impossible tout projet social et détruit les systèmes de protection en place. Tant que l’intensité concurrentielle qui en résulte s’applique aux médias, l’audimat primera sur la culture, et la presse people sur l’analyse de l’actualité. Les conséquences catastrophique de l’ordre marchand sur l’écologie ou les rapports sociaux, le commerce international ou l’éducation rendent urgent d’en briser la logique de propagation. Cette lutte est capable de fédérer la gauche entière au-delà de ses clivages. La contribution explique le processus d’extension de l’ordre marchand, qui surdétermine la mondialisation, en montre les conséquences et avance des solutions pour en sortir.


Che Guevera est recyclé en T-shirt, internet tarifie la vente d’ovules, l’ONU embauche des mercenaires, des grandes surfaces de bricolage bradent les forêts de Birmanie, les musées nationaux sont financés par des compagnies pétrolières, des business women louent des mères porteuses pour ne pas interrompre leur carrière, les usines travaillent la nuit et les commerçants le dimanche, la publicité s’insinue partout, et les enfants de dix ans sont devenus des cibles du marketing quand d’autres trient nos déchets industriels pour survivre dans la misère. Derrière la profusion de phénomènes d’une diversité extrême, et qui semblent n’avoir aucun rapport entre eux, progresse en fait un même principe, qui envahit, soumet et écrase. Il n’est ni activités, ni moments, ni lieux qui ne semblent pouvoir y échapper. Cette logique est marchande car elle ramène tout à la transaction monétaire; elle a la cohérence d’un système, car elle constitue le déterminant commun de ces phénomènes et elle a la force d’un ordre, car elle progresse de façon coercitive, ce qui permet de la qualifier d’ ordre marchand.

Cette logique se propage en tout lieu : le monde entier s’organise autour du gouffre de la consommation, où l’ordre marchand précipite les systèmes sociaux, l’intérêt général ou la diversité biologique et culturelle, quand ce n’est pas la dignité humaine.

La mondialisation, régulièrement accusée d’être à l’origine de tous les maux, ne constitue en fait que l’extension géographique de l’ordre marchand, phénomène plus vaste qui dicte la façon dont celle-ci opère. La mondialisation en est peut-être le fait le plus saillant, mais elle n’en est qu’une conséquence. Or, en prenant les conséquences pour des causes, on ne peut trouver les solutions pertinentes. Si, par exemple, les délocalisations trouvent leur cause dans la mondialisation, la mondialisation ne trouve pas la sienne dans la mondialisation ! En se trompant de diagnostic, on se trompe de remède. Il est donc nécessaire d’analyser les déterminants de cette logique qui, à la fois, crée, étonne, stupéfie parfois, mais en même temps pille, gaspille et ravage.

Ce qui s’oppose, ce n’est pas mondialisation et repli national, libéralisme et protectionnisme, ou capitalisme et régulation, qui ne sont que des aspects d’un enjeu plus vaste : c’est la culture et l’intérêt général contre la marchandisation qui pénètre tout, les rapports sociaux comme les activités humaines ou le temps disponible.

Alors même que les médias ont étendu leur empire à la totalité de la planète, pouvons-nous encore prétexter l’ignorance du fonctionnement du système pour cautionner notre irresponsabilité ? Sommes-nous condamnés à subir la progression d’un ordre qui subjugue nos sociétés, délite les solidarités, crée la profusion des uns au prix de la misère des autres et saccage l’équilibre écologique ? Ou pouvons-nous trouver les moyens d’un développement équitable, participatif et respectueux de l’environnement ?

Ce n’est pas la mondialisation qu’il faut stopper, c’est l’ordre marchand. Tel est l’enjeux de nos luttes, et il faut en cerner les caractéristiques et le processus.

La logique de progression de l’ordre marchand

L’ordre marchand résulte de la combinaison du capitalisme libéral et de l’impératif financier dans un contexte de perte des repères, notamment éthiques, et s’appuie sur les technologies de l’information pour mieux cerner chaque individu et propager son message.

Nivellement concurrentiel et croissance incontrôlée

Le processus de développement de l’ordre marchand est au départ économique. Il est le résultat de la conjugaison du capitalisme et du libéralisme qui s’accentue à partir des années 1980. Par choix ou par nécessité, les Etats ont mis en place des politiques d’inspiration libérale, notamment pour échapper aux sanctions des économies concurrentes et ne pas s’exposer à voir fuir leur épargne à l’étranger ou se détourner d’eux les investissements directs ou les flux du commerce international.

Ainsi, sur le marché des capitaux, toute place financière qui prétend vouloir garder un rang international et ne pas voir fuir son épargne s’alignera sur la déréglementation introduite aux Etats-Unis en 1981 et reprise par Londres. Chaque Etat y perd un outil de régulation économique, la maîtrise des flux de capitaux avec l’extérieur, pour préserver sa place dans le système. En France, un gouvernement socialiste signera les premières réformes modernisant les marchés financiers, introduisant des outils spéculatifs par nécessité. Les gouvernements se heurtent à une incompatibilité extérieure qui rend impossible l’adoption de mesures de régulation, sans s’exposer à des représailles. Ainsi, la déréglementation appelle la déréglementation. Ce processus se reproduit dans différents domaines : investissements étrangers, commerce international, marchés publics, défiscalisation etc. Il aboutit invariablement au même résultat : le nivellement concurrentiel, car en mettant en concurrence des produits et des services, il met en concurrence des systèmes sociaux et des conditions de travail, en fait des choix de société.

L’impératif financier, ressort de l’ordre marchand

Dans ce contexte déjà fortement concurrentiel, l’impératif financier, c’est-à-dire la rentabilité attendue des actionnaires, ajoute une contrainte déterminante sur le système, en renforçant la concurrence, d’où une pression accentuée sur les coûts. Pour les salariés, c’est souvent plus de flexibilité, et, par là, de précarité et un recul de la part salarial dans le partage de la valeur ajoutée.

S’il est possible de fabriquer un produit en se dispensant de payer des charges sociales, une entreprise, poussée par les exigences de ses actionnaires, relayées par sa direction générale, délocalisera sa production espérant ainsi gagner sur ses concurrents. A la suite de cette première entreprise, celles du secteur seront obligées de procéder de la même façon sous peine de se voir éliminées du marché. Leur alternative n’est pas d’accepter ou non de payer des charges sociales, c’est d’être éliminées ou d’accepter de délocaliser. Il s’agit ici encore d’un processus de nivellement concurrentiel qui s’impose avec la brutalité d’un ordre, et qui détruit emplois et systèmes de protection sociale, même s’il se traduit par une efficacité impressionnante pour le plus grand bien des consommateurs, du moins en apparence.

Si une entreprise dégage une rentabilité de 5% alors que le marché en attend 15, elle devra se restructurer si elle veut accéder aux ressources financières et ne pas voir son cours s’effondrer, par le retrait des investisseurs qui réorienteront leur avoirs vers d’autres firmes plus rentables. A la concurrence marchande s’ajoute la concurrence financière. Ici aussi , les entreprises sont prises dans un jeu qu’elles ne maîtrisent pas, c’est aussi pour cette raison qu’il s’agit d’un ordre.

Le séduisant piège du crédit

Le crédit ajoute un rouage essentiel au système dans la mesure où, en rendant dépendant chaque ménage qui y recours, il l’enferme dans ce type de société.

Chacun se trouve lié par des emprunts qu’il faut rembourser chaque mois et qui réclament des rentrées d’argent, lesquelles poussent à s’équiper pour se déplacer, travailler avec efficacité et se divertir pour le supporter : modes de production et modes de consommation se tiennent.

Le contexte idéologique

La conception de l’homme sous-jacente à cette idéologie, c’est l’homme ramené à ses fonctions économiques : producteur servile et consommateur docile, l’homme guidé par ses caprices et ses impulsions, réduit à ses passions et ses appétits, dès lors que leur réalisation a pour véhicule la marchandise. La publicité constitue la propagande implicite du système. Derrière la diversité de ses supports, de ses messages ou de ses objets, revient toujours la même obsession : faire progresser les ventes, pousser à acheter, promouvoir de nouveaux besoins dans tous les domaines parce que la pression concurrentielle et l’impératif financier l’exigent et qu’aucune borne ou presque n’est posée.

Le bouleversement des mentalités amorcé après 1945, accentué dans les années 1960, et dont 1968 reste le symbole, a contribué à balayer, parfois avec trop d’empressement, une partie des anciens repères. La faillite des idéologies à partir du début des années 1980 : déclin du marxisme, crise de la représentation politique et désaffectation du sentiment religieux, participe du même phénomène. L’argument de la révolution prolétarienne perd de sa pugnacité dans une société de consommation, et les interdits religieux finissent par paraître pesants avec l’évolution des mœurs et l’abondance des biens.

Les repères changent et les acteurs qui les portaient s’en trouvent discrédités. Alors même qu’il faudrait donner d’avantage de repères pour comprendre l’évolution de la société, les institutions et ceux qui exercent l’autorité en donnent moins, et ce faisant, accentuent le phénomène. La perte des repères conforte le discrédit de l’autorité, qui contribuait à celle-ci. Enfin, les décalages générationnels se succèdent plus rapidement et ajoutent à la confusion. Cette révolution a provoqué une transformation des repères que l’ordre marchand a récupérée à son avantage, ouvrant de nouveaux champs au commerce.

Les médias, amplificateur idéologique de l’ordre marchand

C’est dans ce contexte que les médias, eux-mêmes investis par l’ordre marchand par les mouvements de concentration, renforcent cette déstabilisation incessante en poussant toujours à la surenchère pour capter l’attention des publics. Ils deviennent un des principaux outils qui organisent cette déstructuration.

Les livres, la musique, les films sont des marchandises, et comme n’importe quel produit doivent être traités selon les lois du marché d’après les tenants de l’ordre marchand qui voudraient supprimer le prix unique du livre, le soutien à la création cinématographique ou les subventions versées aux théâtres ou aux orchestres.

L’exception culturelle est une aberration dans l’ordre marchand.

L’information elle-même est devenue une marchandise. N’est diffusé que ce qui se vend, ce qui accroche : cela revient à une censure par l’argent. L’analyse approfondie, l’explication lucide, le débat critique sont marginalisés et laissent place à l’évènementiel. Les radios structurent l’information par le sensationnel : le fait divers scabreux prime sur la politique, le sport sur le reste et la bourse est assénée toutes les demi-heures.

Parmi les médias, la télévision, joue un rôle fondamental dans l’imprégnation collective, à raison de 3h30 par jour. Jamais, à aucune époque, en aucun lieu dans l’histoire de l’humanité, un outil qui peut être à la fois un instrument d’information et de culture ou de propagande et d’abrutissement n’a eu autant d’importance dans la vie quotidienne des hommes. Cette transformation, ce bouleversement du quotidien, s’est opéré sur une génération.

Mais les chaînes commerciales ne sont pas des associations dont le but serait d’élever le niveau culturel. Leur but, au terme même du code de commerce, est de faire des bénéfices en vue de les partager entre associés, ce qu’elles réalisent en vendant du « temps de cerveau humain disponible ». La télévision agit dans la transformation des repères, notamment sur les personnalités vulnérables ou culturellement défavorisées, par la surenchère permanente, du fait de la concurrence que se livrent les chaînes pour capter les recettes publicitaires. Transgression, narcissisme, et voyeurisme sont ainsi devenus les recettes lucratives de certains jeux, émissions et films télévisés comme ils le sont pour autant de magazines ou certains jeux vidéo. Le public, préparé, s’adapte, s’acclimate, accepte car il reste fasciné par une escalade qui repousse toujours plus loin l’inacceptable ou l’odieux, en fait la suppression des repères. Chaque étape franchie dans le cynisme ou la violence devient le pilier de la suivante, parce qu’une chaîne ou un film qui ne surenchérit pas sur un concurrent peut s’attendre à voir son audimat baisser ou sa sortie en salle compromise, et ses recettes publicitaires chuter.

Les enfants, cible marketing

Si l’impact de la publicité est déjà avéré chez les adultes, sans quoi les entreprises n’y consacreraient pas de telles sommes, il est dévastateur chez des enfants et adolescents, malléables et en quête de modèles, de même que les images de violence et toute l’idéologie sous-jacente à de nombreux dessins animés, émissions type télé réalité ou fictions qui leur sont destinés.

Ce que l’école construit, à partir des valeurs civiques notamment, la télévision le détruit, au moins en partie, car les déterminants de l’une ne sont pas ceux de l’autre : c’est la république et la culture contre l’ordre marchand. Derrière, c’est un choix de société qui est en jeu. Manquant par nature des repères qui permettraient aux enfants d’être critiques par rapport à ce qu’ils regardent, la télévision ne fait que brouiller un peu plus leurs valeurs en donnant la priorité aux bénéfices sur l’éducation et la culture.

Ainsi, la combinaison du capitalisme et du libéralisme, présentée depuis le début des années 1980 comme la doctrine économique incontournable, a précipité le monde dans une concurrence non maîtrisée car non régulée au niveau international. Le principe de concurrence s’étend à toute l’économie et entraîne la technologie comme le droit. Il agit désormais au niveau des Etats, des entreprises comme des particuliers. Il s’impose et se perpétue de lui-même, indépendamment de ceux qui en constituent l’instrument. Surtout, il prive ceux auxquels il s’applique des possibilités de s’y soustraire, à commencer par les Etats. Combiné à la perte des repères et à l’intrusion permanente de la publicité et des médias, l’ordre marchand englobe toute activité, à tout moment, en tout lieu.

Ravages et dérives de l’Ordre marchand
  • Contraint par l’impératif financier, soutenu par des méthodes de marketing et des techniques de communication de plus en plus élaborées, le système segmente les populations en cibles commerciales. Il n’y aurait rien à dire si cela restait contenu, mais l’ordre marchand déborde partout, son emprise devient systématique. En segmentant des groupes, il tend à fragmenter la société, par un travail permanent de cloisonnement : la publicité se personnalise et des communautés réelles ou virtuelles se fondent sur les modes de consommation, devenus signes de reconnaissance, d’appartenance à un groupe, en fait bases de nouvelles identités établies sur un mode privé. Cette tendance à la fragmentation s’ajoute aux ruptures générationnelles et géographiques qui détruisent les repères communs, ce qui renforce la dilution du lien public et conforte le repli sur des identités privées.
  • L’ordre marchand convertit les passions humaines en machine à bénéfices. Derrière cette exploitation des passions, et disons-le souvent de la bêtise, de l’orgueil, des vanités, du narcissisme et de l’obsession matérielle se trouve une exploitation économique à deux versants : l’exploitation par les coûts en sous payant ce qui est acheté au Sud, et une exploitation du pouvoir d’achat ainsi constitué en partie au Nord en s’appropriant les bénéfices résultants des ventes auprès d’individus trop souvent réduits à leur seule dimension de consommateurs.
  • Constamment sollicité en tant que consommateur, salarié, actionnaire ou retraité, pris dans une agitation permanente, chacun a davantage de difficultés à penser sa place et ses choix en tant que citoyen. Les médias, élément fondamental du système démocratique, remplissent de moins en moins leur rôle critique en sacrifiant aux tendances marchandes de ce cloisonnement, en véhiculant la conception d’un supposé épanouissement par la consommation, se faisant ainsi l’amplificateur idéologique d’un ordre que la plupart d’entre eux servent.
  • La publicité façonne les comportements comme les mentalités. Les gouvernements ramènent la politique à des objectifs de croissance, signe de leur absence de projet. Laissé à lui-même, l’ordre marchand provoque le recul de la sphère publique et génère inégalités et précarités. Il ne doit plus y avoir de régulation par l’Etat, présentée comme inadaptée et inefficace, ni de modération salariale, parce que la « création de valeur », imposture économique, fait de l’actionnaire l’unique centre de préoccupation de l’entreprise, ni de règles internationales équitables, ce qui jette les pays les moins avancés dans une impasse sans avenir autre que celui d’être pillé. Le gaspillage, soutenu par la publicité, accélère les ravages des sociétés industrielles sur l’environnement, en juxtaposant les comportements égoïstes de consommateurs oublieux de leurs responsabilités. Ce gaspillage inconsidéré créera, s’il se poursuit, de graves pénuries qui ne peuvent que jeter les ferments de la discorde entre les hommes et entre les nations.
  • La surexploitation des ressources naturelles résulte directement de la pression que notre système de production et de consommation exerce sur celles-ci : le recul de la forêt, la destruction de la biodiversité, la mauvaise gestion de l’eau comme l’effet de serre additionnel du aux rejets massifs de GES sont les contreparties d’un ordre aveugle qui ne peut s’arrêter ou se réguler, duquel nous éprouvons le plus grande difficulté à sortir, parce que nous préférons ignorer les conséquences de nos actes et rester dans l’insouciance.

Qu’il s’agisse de la production de masse au niveau industriel ou du recours à des procédés chimiques toujours plus intensifs au niveau agricole, nos besoins croissants et sans cesse sollicités poussent à produire toujours plus, à tirer davantage des ressources et de la nature, quand ce n’est pas des hommes, et ce, pour l’abondance de biens dont l’utilité est d’autant plus contestable qu’une partie importante de l’humanité ne dispose même pas du nécessaire. A l’heure de la mondialisation, peut on encore feindre de l’ignorer ? Autant, il est sans doute impossible de revenir sur le côté industriel de nos modes de production sans créer de pénuries, autant il convient de s’interroger sur l’amélioration de ces modes de production et de leur utilisation à des productions plus utiles et mieux réparties.

Le problème de la surexploitation des ressources n’est ni nouveau, ni spécifique à l’ordre marchand. Mais les indicateurs convergent pour montrer l’accélération des dégradations depuis trente à cinquante ans, c’est-à-dire depuis l’intensification du mode de vie associé à l’ordre marchand : aggravation de la déforestation, pression accrue sur les écosystèmes, accroissement non maîtrisé de la consommation d’eau, de la concentration en gaz à effet de serre, dilapidation incontrôlée des énergies fossiles.

Les disparités institutionnelles expliquent les écarts de développement

Outre la ressource humaine, dans un sens large et le niveau d’équipement, le système institutionnel joue un rôle déterminant dans le développement d’un pays. Des administrations publiques efficaces, un système de sécurité sociale qui garantit les solidarités que la collectivité se donne, des infrastructures adaptées, l’éducation, tout constitue le système institutionnel et détermine le niveau de développement. La qualité du système institutionnel dépend de la productivité du système productif et réciproquement. Sans surplus économique, il ne peut y avoir de prélèvements indispensables au financement du système institutionnel, et sans système institutionnel, le développement économique est entravé.

Or, le système institutionnel donne lieu à des dépenses publiques financées par des prélèvements. Ces prélèvements se retrouvent nécessairement dans les coûts de production, car c’est de la production que provient la rémunération de tous les agents économiques, directement ou indirectement. Ainsi, la vente d’un Airbus à une compagnie africaine contribue au financement de notre système social et éducatif car le prix payé couvre les prélèvements inclus dans le coût de revient de l’Airbus.

Alors que les exportations africaines n’intègrent dans leur prix de revient que très peu de contraintes institutionnelles. Le client africain se voit refuser ce qu’il paie au pays riche. Dans ce contexte, l’ordre marchand profite des différences institutionnelles et opère , ici encore, un nivellement par le bas.

Ainsi, le commerce international ne fait pas que mettre en concurrence des entreprises. A travers elles, il confronte des systèmes économiques et institutionnels. Pour rendre compte de ces observations, nous pouvons leur donner la forme du théorème suivant, que nous baptiserons « théorème des disparités institutionnelles » :

Il ne peut y avoir de réciprocité équitable dans l’échange entre pays qu’à la condition que le coût des produits échangés intègrent le même niveau de contraintes institutionnelles. Dans ce cas, la compétitivité, donc l’échange, se fait sur la base des rapports de productivité ou surla complémentarité des produits.

Ce qui peut se formuler d’une façon plus large :
Dans un contexte d’ouverture des marchés, l’échange international se développe en comparant implicitement les contraintes institutionnelles et les niveaux de productivité entre pays. Les coûts d’acheminement et de transaction en font partie intégrante.

La valeur explicative de ce petit théorème permet d’éclairer quelques phénomènes économiques comme les subventions agricoles, l’aide publique au développement , la division internationale du travail qui cantonne les PVD dans des productions à faible compétence, la dette des PVD, les investissements direct étrangers ou de juger de l’efficacité du commerce équitable.

  • Rôle des syndicats. Ainsi, en présence de disparités des système sociaux, les syndicats qui se bornent à protéger les avantages sociaux des salariés des pays à système social développé ne font que renforcer la disparité qui contribue à accroître le chômage chez eux. En défendant les droits conquis dans les pays développés sans promouvoir ceux des salariés des pays défavorisés, les syndicats produisent l’effet inverse de ce qu’ils recherchent : ils menacent un peu plus la survie des emplois dans les pays à système institutionnel développé. Seule l’amélioration des systèmes sociaux des pays défavorisés peut permettre à la fois de maintenir ceux du nord tout en développant ceux du sud, de redonner du travail aux uns et la dignité aux autres. Les syndicats ne peuvent penser leur action qu’à l’échelle planétaire, comme le font les entreprises, en luttant pour une solidarité internationale.

Si les tenants du libéralisme étaient conséquents en allant jusqu’au bout de leurs raisonnements, ils conviendraient que mettre en concurrence un salarié bénéficiant de congés payés, d’une couverture sociale, d’une retraite et de l’éducation pour ses enfants et un salarié ne bénéficiant de rien de tout cela ou presque revient à une distorsion de concurrence.

La main invisible ne conduit absolument pas à une création de richesses, dont tout le monde profiterait, mais à la disparition des systèmes sociaux dans les pays développés et au maintien des PVD dans des situations de dépendance et d’infériorité. Nous pouvons donc énoncer le corrélat suivant :

La concurrence s’exerce sainement lorsqu’elle s’applique entre des pays ayant des niveaux de développement similaires. Mettre en concurrence des produits issus d’économies présentant des différences de développement institutionnel marquées revient à une distorsion de concurrence. Cette théorie peut constituer le socle de revendication d’un commerce international plus régulé au sein de l’OMC.

Dérive des sociétés
  • L’ordre marchand tend à nous enfermer dans une fonction de consommation, sens implicite de nos sociétés. Cela se traduit par l’appauvrissement de la culture et par des décalages entre sociétés qui suscitent mimétismes ou, à l’opposé, replis communautaires, voire fanatismes ou réactions de rejets, parfois violentes. L’ordre marchand saccage la diversité biologique comme il détruit la diversité culturelle.

Culture, démocratie, intérêt général, liberté : nous continuons d’utiliser des concepts que la Grèce antique ou le siècle des Lumières nous ont légués, que nous croyons toujours au cœur de nos sociétés alors que l’usage que nous en faisons les a vidés de leur sens profond. La place prise par la sphère marchande, toujours plus poussée par l’aiguillon du profit, est devenue omniprésente et influe sur nos vies dans des proportions telles qu’elle présente des risques pour la cohésion sociale, l’aptitude à partager des projets de société, la bonne entente entre les peuples ou l’équilibre écologique. Plus rien n’échappe à cet ordre, il règle une partie de l’éducation de nos enfants, façonne nos comportements, nous enferme dans des choix non pensés et par inertie nous fait renoncer à notre esprit critique, à notre liberté, à l’exigence de la justice.

Or, le recul de la culture et l’effacement de la notion d’intérêt général constituent des menaces pour les fondements mêmes de nos sociétés. Tout recul de la culture se traduit nécessairement par un recul de l’exigence démocratique et de la liberté. En abdiquant sa liberté de penser, un peuple perd sa liberté politique. Tout au plus sera t-il le jouet de politiciens démagogues qui sauront flatter ses passions.

L’ordre marchand restreint ainsi le domaine politique à la fois en limitant son champ d’action et en sapant la notion d’intérêt général. Dans ce contexte, le principe même de démocratie se pervertit en démagogie. Il n’y a plus de notion d’intérêt général, fondement de la république et du bien commun. Il n’y a plus que des intérêts particuliers que les spécialistes du marketing politique additionnent pour franchir les majorités électorales. La politique, lieu où l’on pense les choix de société, les problèmes et les engagements collectifs est discréditée. L’ordre marchand contribue ainsi à substituer le particulier au citoyen, l’intérêt personnel à l’intérêt général : la politique elle-même devient un produit.

La régression politique et culturelle, la fragmentation et le cloisonnement qui la causent, contribuent aussi à une dégradation progressive, sournoise des relations qui sont à la base des sociétés civiles. Cela commence par des ignorances mutuelles, se poursuit par de petites incivilités puis par des violences d’une forme jusqu’alors inconnue. Dans ce lent travail de sape, c’est le sens et la possibilité de la vie en commun qui sont remis en cause. Une société ne peut se résumer à une juxtaposition de communautés et de clans qui n’ont en commun qu’une logique de marché, ce vers quoi nous fait tendre l’ordre marchand.

Où va l’Europe ?

Même le projet de l’Europe, porteur d’un grand idéal, semble être récupéré par cette même logique marchande : le développement des interdépendances économiques devaient garantir la paix et amener des projets politiques, culturels et sociaux communs. L’objectif pacifique est jusqu’à maintenant atteint entre les pays membres, mais le naufrage de la Yougoslavie nous a appris les limites de l’interdépendance sur la coexistence pacifique. Malgré l’imbrication des économies dans les territoires de l’ancienne Yougoslavie, les nationalismes ont tout ravagé; l’interdépendance économique n’est tout au plus qu’un frein à la guerre. Cette fin tragique a d’ailleurs plus révélé une insuffisance d’Europe qu’une inutilité de l’Europe.

Mais où va aujourd’hui la construction européenne ? En quoi le fait d’autoriser de fabriquer du chocolat avec de la graisse végétale sur tout le territoire de l’Union permet d’aller dans le sens de la paix ? En quoi la tolérance de multiples paradis fiscaux en Europe parce que situés dans l’orbite des pays comme la Grande-Bretagne, la France ou l’Allemagne[2] va dans le sens de la paix ? Dans le contexte de l’ordre marchand, le marché et la libéralisation ont pris le pas sur tout, au lieu de concentrer la puissance de l’Europe à relever les faibles, promouvoir des échanges plus justes et un modèle de société social et culturel. L’ouverture à la concurrence de la distribution du gaz et de l’électricité pour les particuliers en juillet 2007 constitue une décision à caractère idéologique, inefficace sur le plan économique. Pour compliquer le problème, la dérive bureaucratique liée à la complexité de nos sociétés s’ajoute à celle de l’ordre marchand pour accoucher de décisions parfois absurdes ou inadaptées et fait perdre de vue les finalités premières de l’entreprise européenne. En quoi l’obligation de respecter une distance de un mètre dix entre le bac des otaries et les visiteurs des zoos dans toute l’Union Européenne contribue à la cause qui l’a instituée ? Est-ce cela le résultat du sacrifice de tant de vies, de l’écrasement des barbaries fasciste et nazie et de la victoire de l’Europe sur elle-même au prix du sang en 1945 ? Car c’est ainsi qu’il faut interpréter la fin des guerres et la construction européenne, comme la victoire du droit sur la force, de l’ouverture d’esprit sur l’étroitesse des replis nationalistes, une victoire collective sur soi, des peuples sur leur peur de l’autre. Tous ont voulu conjurer cette tendance insidieuse par l’union. Il en a résulté ce miracle économique commun et ce modèle de société combinant l’économie de marché et la solidarité sociale pour tous.

Aujourd’hui, la combinaison de l’ordre marchand et d’une certaine dérive bureaucratique ont fait perdre de vue cet idéal. Il y a peut être mieux à faire dans l’utilisation des ressources. Certaines réalisations européennes mériteraient d’être connues et passent malheureusement inaperçues : la lutte contre la pollution, le rôle de l’Union comme premier bailleur institutionnel de l’humanitaire et du développement, loin devant l’Onu, son rôle diplomatique dans la résolution de conflit ou dans la crise iranienne, les échanges d’étudiants ou la promotion de normes sanitaires. Combien d’Européens le savent ? La construction européenne mérite mieux, elle a changé de sens et ne semble plus servir qu’une logique marchande.

La question nécessaire

La déclaration des droits de l’homme ou les préoccupations sur l’environnement sont largement partagées, mais chacun, par ses habitudes de consommation constamment entretenues par la publicité, foule les droits les plus élémentaires et la dignité des plus pauvres, contribue au saccage planétaire et à l’appauvrissement du lien social, retranché dans le confort de son lotissement. Telles sont nos incohérences, nos contradictions et nos inconséquences, car en l’absence d’actions conscientes, que seul le recul permet d’obtenir, nous dérivons vers la régression politique et la misère culturelle, empêchés de penser par des sollicitations permanentes auxquelles nul n’échappe et auxquelles, en fait, nous préférons nous abandonner par facilité.

Nous ne voyons pas, nous ne voulons pas voir en quoi nos actions individuelles d’achat, nos modes de vie sont liés au fonctionnement d’un système global dans lequel nous sommes tous interdépendants, non seulement entre nous, mais aussi avec les générations futures. On nous le dit, nous ne l’entendons pas. Nous ne voulons pas de la concurrence des pays à bas salaires, mais nous leur achetons leur production. Nous ne sous-payons pas directement des gens qui pourtant travaillent pour nous à des salaires que notre dignité refuserait, avec des horaires que nous tenons pour inacceptables depuis plus d’un siècle, dans des conditions qui nous scandalisent. L’injustice se fait par le système et elle est indolore pour celui qui la commet.

Il n’y a rien à attendre du système lui-même pour qu’il se change. Ce ne sont pas les fonds de pension, les banques ou des compagnies pétrolières qui, émus par ces arguments, vont renoncer à leurs prétentions. Livré à lui-même, l’ordre marchand ne peut que poursuivre ses ravages en ne pouvant se corriger qu’à la marge.

A notre insu, progressivement, sous la pression du nombre et d’un ordre dont la force est l’apparente innocuité, nos sociétés ont renoncé au rêve humaniste comme elles sont en passe d’abandonner celui du bien public ou des services pour tous, celui d’une République sociale que des hommes et des femmes avaient fondé dans l’enthousiasme de la victoire sur la barbarie. Devant les conséquences de ce qui apparaît comme une dérive, nous ne pouvons nier les risques qui pèsent sur l’idée que nous nous faisons de nos sociétés. La question se pose alors de notre consentement : sommes nous d’accord pour que cet ordre continue sa progression ?

La disproportion des moyens est telle que s’installe alors le sentiment d’une impuissance collective, d’un fatalisme de l’ordre du monde, d’une résignation pesante qui nous fait préférer ce que nous subissons plutôt que de nous en émanciper. Il nous manque la force de nous affranchir de cette inertie.

Ne pas faire preuve de volontarisme affirmé revient à renoncer à utiliser la marge de manœuvre que chacun a nécessairement du seul fait de son appartenance à l’ensemble. Chacun peut décider de s’en soustraire et de combiner son action à celles d’autres pour mieux tenir dans cette entreprise. Mais rester passif équivaut à saper les bases mêmes d’une société qui se représente comme démocratique et républicaine, orientée vers la liberté et la culture, alors qu’elle dérive vers la démagogie et l’inégalité et ravage progressivement la diversité culturelle ou l’environnement par insouciance et vanité. La question de notre consentement individuel et collectif à la poursuite de cette logique est une question de choix de société, c’est une question politique par essence, et nul ne peut y échapper. Elle est nécessaire.

Briser l’ordre marchand

Tout se ramène en fait à deux conceptions du monde qui s’opposent : d’un côté un monde marchand, où l’impératif financier surdétermine les décisions économiques, où l’accomplissement passe par la possession et où le social, le culturel ou l’écologique ne peuvent exister que s’ils sont imposés par la loi si celle-ci en a encore le pouvoir, de l’autre, un monde où l’homme s’accomplit par la culture, la société par la solidarité, où le commerce peut être équitable, où produire et consommer n’équivaut pas à saccager et gaspiller, où les moyens sont orientés davantage vers une utilisation raisonnable et non excessive. Ces mondes sont incompatibles, et le premier est en train de rendre impossible le second. Aucun projet socialiste ne peut éclore dans ce contexte de l’ordre marchand.

Rappelons que l’ordre marchand est la résultante de plusieurs phénomènes qui se conjuguent – capitalisme libéral, impératif financier, croissance incontrôlée, contexte idéologique particulier, rôle des médias, publicité omniprésente – et que vouloir sa fin n’équivaut pas à en rejeter nécessairement tous ces éléments. L’intérêt du concept est de désigner un phénomène général particulièrement puissant qui ne se résume pas à chacun de ses constituants mais résulte de leur combinaison.

Rejeter l’ordre marchand ne signifie pas nécessairement rejeter l’économie de marché, la croissance ou l’efficacité dans la production, mais en éviter les abus par une régulation au service du développement et d’une certaine idée de l’homme.

Pour sortir de l’ordre marchand, il est nécessaire d’adopter une démarche : fixer des objectifs, prendre en compte les contraintes et engager des moyens.

  1. Les objectifs découlent de ce qui précède : modérer l’impératif financier, réduire l’intensité concurrentielle, limiter la publicité et sortir de l’idéologie marchande, réaffirmer les valeurs prioritaires qui permettent d’éclairer les choix et s’appuyer sur des concepts adaptés aux débats. Bien sûr, on peut rêver de révolutions rapides. Mais elles risquent fort de ne rester que de vains mots et il est préférable de desserrer l’étreinte du système pour le changer en profondeur plutôt que vouloir l’abattre d’un coup et ne jamais rien faire.
  2. Face à ces objectifs, les contraintes sont très fortes : elles tiennent à la cohérence du système, à l’incompatibilité extérieure (à de nombreux niveaux, un acteur agissant seul s’expose à l’exclusion).
  3. Les moyens qui permettent d’atteindre ces objectifs en surmontant ces obstacles sont comptés, mais des initiatives montrent déjà qu’il est possible d’obtenir des résultats si ces moyens sont bien utilisés : la pression par l’engagement collectif – ré appropriation de l’espace politique, action des ONG, des collectivités locales ou des syndicats, voire des entreprises – le recours à la loi, l’éducation, les regroupements internationaux, et ce, sur des horizons temporels différents, selon les domaines et les acteurs. Le plus difficile n’est pas d’imaginer des listes de propositions, qui supposent cependant compétence et imagination, mais de faire en sorte qu’elles deviennent possibles.

Le nouveau contexte rend aussi impossible un certain nombre de conquêtes sociales que l’ordre marchand ne peut que ravager. Les politiques sociales, les systèmes de solidarité sont voués à l’échec à long terme, sauf si ils sont défendues partout à la fois, ce qui rend la contrainte difficile à surmonter. C’est précisément sur cette désorganisation que s’appuie l’ordre marchand. Combien de gouvernements progressistes ont voulu changer leur société et ont du reculer devant les contraintes économiques.

Desserrer l’étreinte économique et financière

Le premier objectif est de faire baisser la pression sur les marchés financiers pour réduire l’intensité concurrentielle qu’elle génère. Ce qui renvoie à sa cause : la surenchère de rémunération provoquée par la concurrence entre investisseurs.

Limiter cette rémunération revient à la plafonner et à faire référence à un indicateur économique objectif comme un taux d’intérêt modéré, comme le taux de croissance du PIB ou du secteur ou le taux de placement sans risque, majoré d’une prime de risque correspondant au secteur et à l’entreprise[3]. La fiscalité peut permettre ce plafonnement en rétablissant des prélèvements à la source, ce qui suppose de re-cloisonner les marchés, sans pour autant nuire à la compétitivité internationale des entreprises. La fiscalité frappant les rémunérations supérieures à ce plafond, la pression abusive des actionnaires sur les entreprises se relâcherait.

Premier obstacle : une telle mesure se heurte à l’incompatibilité extérieure : un pays rétablissant un contrôle des capitaux ou une taxation des revenus financiers s’exposerait à voir se détourner les capitaux en quête de placements. Comme on le verra plus loin, cet obstacle dépend des atouts concurrentiels d’un pays.

Deuxième obstacle : les fonds de pension, et derrière eux ceux qui y cotisent, mettront tout en œuvre pour faire échouer une telle mesure. Les performances qu’ils obtiennent par la pression qu’ils exercent via leur présence aux conseils d’administration leur assurent leur rémunération et le versement des pensions, donc le pouvoir d’achat des cotisants. Cette mesure reviendrait à baisser fortement l’efficacité du système de retraite par capitalisation, d’autant plus que celui-là fonctionne surtout à cotisations constantes et pensions aléatoires et pratiquement plus à pensions constantes garanties par les entreprises. On retrouve le débat sur les systèmes de retraites, capitalisation ou répartition, leur idéologie implicite (responsabilité et rentabilité pour l’un, solidarité et répartition pour l’autre) et un argument de plus en faveur des seconds.

Il faut bien comprendre qu’on ne peut modérer l’impératif financier sans baisser les pensions de retraites du régime par capitalisation. Il faut donc penser parallèlement à une réforme des systèmes de retraite dans le sens de la répartition dans les pays où celle-ci n’existe pas ou peu. L’enjeu est donc aussi la progression du système par répartition.

La conclusion s’impose d’elle-même : pour contourner la contrainte extérieure et l’opposition des fonds de pensions, la mise en place d’une telle fiscalité ne peut se faire que par un groupe de pays disposant de système de retraite majoritairement par répartition. C’est sans doute dans le cadre de l’Union Européenne, ou d’une partie de celle-ci par les coopérations renforcées, que peuvent être surmontés les deux obstacles : un groupe de pays à régime de retraite majoritairement par répartition pourrait instaurer une fiscalité permettant de modérer l’impératif financier. Cela s’accompagnerait d’une remise en place du contrôle des transferts de capitaux hors de cette zone, la liberté de circulation continuant à l’intérieur d’un espace subissant les mêmes contraintes institutionnelles. De plus, cette mesure atténue la propagation des crises financières (cf. le Chili). Enfin, l’Europe dégage les plus hauts niveaux d’épargne du monde et n’a pas à craindre que les capitaux se détournent d’elle puisque c’est elle qui les génère.

Une autre alternative est de favoriser le mutualisme bancaire et d’assurance dans le financement des entreprises, car il n’est pas soumis aux exigences des actionnaires, leur résultat profitant aux sociétaires. La cohérence de ce système mutuel et coopératif permet d’être économiquement efficace tout en faisant baisser le niveau de l’impératif financier.

Il est également possible de conditionner la distribution de dividendes au delà d’un seuil estimé raisonnable (par exemple 3% de rentabilité sur fonds propres) à une distribution équivalente, voire plus que proportionnelle, à un fonds salarial destiné soit à une distribution pour les salariés, soit à des activités sociales, soit à être mis en réserve pour servir de contrepartie à une représentation des salariés au conseil d’administration de façon à contrebalancer le pouvoir des investisseurs. Ce type de mesure, qui modifie le système de façon progressive, rend nécessaire de recourir à une plate-forme de plusieurs pays pour sa mettre en œuvre.

Au-delà de la modération de l’impératif financier, l’absence de toute régulation constitue un facteur aggravant et parfois déclenchant des crises financières récentes.

Quelques aménagements du système financier international peuvent limiter ses abus et redonner plus d’efficacité aux mesures économiques qui sont prises lors des crises, comme fractionner les retraits des placements financiers sur un marché en plafonnant leur montant pour une période donnée ou conditionner le recours aux opérations à terme et aux instruments dérivés sur le marché des changes à l'existence de transactions réelles, pour éviter la spéculation.

Réduire l’intensité concurrentielle

Vouloir réaliser des économies de coûts dans un but d’efficacité économique est louable, le faire au mépris de la dignité humaine au travail est condamnable. Mais l’ordre marchand ne donne pas le choix, c’est ce choix qu’il faut restaurer : nous l’avons vu avec la modération de l’impératif financier, il faut l’examiner du côté des systèmes sociaux et fiscaux en réduisant les disparités institutionnelles. Quatre acteurs peuvent y contribuer : les syndicats par la négociation coordonnée, les ONG par le contrôle des conditions de travail et les campagnes d’opinion, l’Etat par la loi et les organisations internationales en changeant les règles.

Quand l’oppression est internationale, la solidarité doit l’être. La préservation des intérêts au Nord passe donc par la conquête de ceux du Sud : c’est finalement la meilleure incitation à l’internationalisation du mouvement syndical et politique, car elle établit une solidarité de fait entre les revendications des uns et celles des autres et lie les salariés de tout pays. Ce n’est pas par quelques contacts timides et un congrès annuel que cela peut se faire, comme c’est le cas actuellement.

Or, le mouvement syndical international, s’il va dans ce sens, manque paradoxalement de base pour s’appuyer et reste trop une affaire d’experts comme le dénoncent certains dirigeants syndicalistes eux-mêmes. La bataille de la CISL[4] pour que l’OMC intègre les normes fondamentales de l’OIT est restée un échec à la suite duquel elle a fusionné avec la CMT[5] pour créer la Confédération Syndicale Internationale (CSI) en novembre 2006. La CSI se coordonne avec les Global Unions (ex Fédérations syndicales internationales), auparavant distants de la CISL, qui négocient par branche des accords cadres internationaux.

Les syndicats doivent trouver des formes d’action plus novatrices et s’inspirer davantage de l’état d’esprit des ONG qui entreprennent des projets de développement en s’appuyant sur des structures locales et en s’y impliquant. Sans une mobilisation de l’ensemble des forces de progrès, il est impossible de sortir de l’ordre marchand.

Notons également qu’une représentation salariée au sein des conseils d’administration peut contribuer à modérer les prétentions financières des actionnaires trop voraces en leur faisant prendre conscience d’autres réalités.

Certaines ONG remplissent aussi un rôle de contestation et de sensibilisation en menant des enquêtes sur les conditions de travail des filiales ou des sous-traitants des grandes firmes multinationales de façon à en dénoncer les abus. Cette forme d’action est peut être marginale mais elle est exemplaire et mérite d’être activement soutenue et systématisée parce qu’elle réunit tous les acteurs d’une filière, des ouvriers du Sud aux consommateurs du Nord dans une action collective. Les entreprises peuvent y être intégrées, comme le montrent des exemples.

Mais l’appui des politiques est déterminant pour donner à ce type de mouvement les moyens de se développer, de se structurer à une autre échelle. Cela est possible au niveau des collectivités locales (soutien financier, mise à disposition de locaux, organisation de forums, action de sensibilisation par médias, achats solidaires) comme au niveau national (lois sur les achats publics[6] devant respecter des critères éthiques par exemple, initiative de forums nationaux et internationaux pour finaliser des accords, notamment entre producteurs, distributeurs et syndicats). L’Union européenne peut y contribuer en décernant un label européen aux produits fabriqués dans des conditions respectant les principes de l’OIT.

La CISL a tenté sans succès de faire intégrer les normes fondamentales de l’OIT à l’OMC. Cette idée permettrait de surmonter l’incompatibilité extérieure qui pousse les Etats à entrer en concurrence et à empêcher tout progrès social. Comment ne pas voir que le non respect de cette idée de la part de pays qui se disent démocratiques est une trahison aux principes qu’ils prétendent défendre. Une entreprise ne peut améliorer le sort de ses salariés qu’à la condition que des gains de productivité le permettent, sans quoi, elle perd ses parts de marché. Mais si ses propres concurrents connaissent les mêmes progrès de productivité, ces gains seront affectés à la diminution des prix de vente pour conserver ses parts de marché. Le système empêche le progrès social, sauf s’il y a entente entre pays producteurs sur des normes sociales.

Les pays importateurs peuvent les y pousser au lieu de profiter de la situation, en constituant une initiative internationale pour le progrès social, obligeant les pays à bas salaires à mettre en place progressivement les droits sociaux minimums de l’OIT sous peine de voir leurs importations limitées. Dans ce cadre, l’OMC accepterait le principe d’accords internationaux de ce type. L’OMC devrait reconnaître que les disparités institutionnelles, notamment les écarts en matière de droits social, contreviennent gravement au principe de concurrence non faussée et constituent une distorsion.

Se redonner la possibilité de penser les choix

Education et accompagnement familial

Ce que l’instruction construit, l’ordre marchand le détruit. Comment peut on croire que la jeunesse a le recul nécessaire pour juger de l’intelligence ou de l’imbécillité, si ce n’est de la perversité, des films qu’elle regarde alors même que ses repères ne sont pas constitués et que son jugement est influençable ? L’éducation ne se borne plus à l’histoire, à la grammaire ou aux mathématiques, elle doit lutter aussi contre ce qui relègue tout cela au second plan.

Nombre d’enseignants sensibilisent déjà leurs élèves à ces aspects, mais c’est une véritable formation qu’il faut mettre en place au fil de la scolarité. Il faut à la fois proposer des contenus plus constructifs, ce qui n’exclut pas le divertissement, et éduquer pour donner des repères permettant à l’enfant d’opérer lui même une sélection intelligente. La deuxième solution suppose des années : le jugement ne devient opératoire que s’il est déjà formé.

Mais l’éducation ne peut pas tout. L’école profite d’abord aux enfants soutenus et auxquels les parents transmettent une représentation positive de l’institution scolaire. Or, la déstructuration des familles (instabilité, monoparentalité, recomposition) et la précarisation socio-économique rendent moins efficace l’action familiale, particulièrement dans les milieux défavorisés (échec scolaire plus élevé, voire délinquance juvénile). D’où la réorientation de l’action publique vers un soutien à l’action familiale, un accompagnement des pères et mères dans leur rôle de parents. Les dispositifs tendant à améliorer l’efficacité parentale mis en place dans différents pays, malgré des résultats inégaux, révèlent bien un problème de fonds auxquels les sociétés contemporaines sont confrontées, au Nord comme au Sud.

L’ordre marchand ici est davantage un facteur aggravant d’une crise de la famille qu’un facteur déterminant.

Réaffirmer la place de la culture

Nous sommes face à une véritable idéologie, servie par une propagande permanente, mais, à la différence des régimes totalitaires, non pensée, non voulue au départ et partant plus dangereuse parce que moins identifiable, multiforme et sournoise. C’est pourquoi, il est devenu nécessaire de prendre la défense de l’humanisme et de la culture, de les remettre au cœur du système scolaire, qui apparaît trop souvent aux enfants comme une juxtaposition de savoirs ponctués de contrôles de connaissances, de les afficher, de les revendiquer dans les médias comme dans la politique.

Les droits de l’homme, la démocratie, l’Etat de droit, la volonté de connaître pour échapper à l’obscurantisme ou au conditionnement de sa propre société, celle de comprendre le monde, la tolérance, la laïcité, le développement des sciences, tout cela n’est pas arrivé par génération spontanée ou par un présentateur d’émissions grand public. C’est un ensemble cohérent de valeurs qui dérive d’une conception de l’homme, de son rapport au monde, un idéal qui vise à la liberté et à la dignité dans le respect mutuel.

Dans ce combat inégal, la loi peut redonner à chacun accès à la culture, par l’école, par les médias publics et en encourageant les initiatives au niveau des collectivités locales (spectacles, musées, concerts, médiathèques…).

Changer de concepts

De même, il est devenu nécessaire de changer de concepts pour repenser le monde : par exemple à la croissance substituer le développement, à la catégorie de pays en développement la pluralité de situations qu’elle englobe et au concept de mondialisation, celui d’ordre marchand.

La croissance n’est pas le critère pertinent de l’amélioration du niveau de vie, c’est bien davantage la productivité. Au delà de cette considération, la première préoccupation d’un gouvernement ne peut donc être la croissance mais le développement, notamment l’espérance de vie et l’accès à l’éducation. Cette problématique est à nuancer en fonction du niveau de vie de départ. Cuba a la même espérance de vie que les Etats-Unis, mais un revenu par habitant plus de 40 fois inférieur.

Qu’y a-t-il de plus précieux que la vie ?

Bien sûr, tout gouvernement sait qu’un point supplémentaire de croissance économique se traduit par des rentrées fiscales accrues, ce qui contribue à l’équilibre des budgets publics et au désendettement des administrations. Mais il y a d’autres moyens d’économiser les deniers publics en les gérant de façon plus rigoureuse, sans renoncer aux services publics.

Enfin la croissance n’est que la traduction en terme économique d’un modèle de société, qui bute aujourd’hui sur ses limites sociales et écologiques. La croissance n’est qu’un accessoire du développement, nécessaire dans certains cas, contingent dans d’autres. Le développement doit être le concept clé évaluant les sociétés parce qu’il en constitue une des finalités, et non la croissance, qui n’a aucun lien nécessaire avec la dignité, l’espérance de vie ou l’éducation.

L’expression « pays en voie de développement » (PVD) se révèle en complet décalage avec la réalité : elle recouvre une grande disparité de situations. Par exemple, certaines associations demandent l’annulation de la dette des PVD : cela n’a aucun sens pour la Chine quand cela en a un pour le Mali. Même un classement en PNB par habitant (Banque mondiale) ne présente pas grande cohérence dans la mesure où les configurations sectorielles, les potentiels géographiques ou la structure des exportations sont plus significatifs pour classer des pays ensemble du fait d’enjeux communs, qu’un indicateur de croissance.

Une nouvelle typologie peut découler du type de rapport entretenu dans le commerce international (exploitation de produits primaires, différences de niveaux institutionnel), reflétant les ressources internes d’un pays et la façon dont il en tire partie. Le classement par Indice de développement humain du PNUD a déjà plus de sens.

Enfin le concept d’ordre marchand par rapport à celui de mondialisation permet en effet de mieux qualifier un problème devenu la cible de tant de critiques parfois confuses : on ne peut guérir efficacement un mal si on ne sait le diagnostiquer. Encore une fois, ce n’est pas à la mondialisation qu’il faut s’en prendre, mais aux excès qu’elle génère quand l’ordre marchand la détermine. Il ne s’agit pas d’être pour ou contre la mondialisation, mais pour ou contre l’ordre marchand.

Changer de comportement

Les délais étant trop courts d’ici 2050 pour développer un niveau suffisant d’énergies alternatives, ce sont nos comportements qu’il faut remettre en cause, ce que peu de gens ou d’entreprises sont disposés à faire, sauf si une dynamique se crée ou si cela devient une nécessité. Plusieurs personnalités et ONG proposent d’instaurer une « taxe carbone » sur toutes les énergies fossiles en proportion de leurs émissions de CO2. Cette taxe anticiperait l’augmentation inéluctable et massive des prix du pétrole, limiterait les émissions et permettrait d’utiliser les fonds collectés pour accroître les efforts de recherche et développement dans le domaine des énergies et accompagner la transition dans l’agriculture, l’industrie, les transports et l’urbanisme par des mécanismes de soutien et d’incitation. La reconversion de l’économie, la transformation de nos mode de vie se feront ainsi d’une manière plus anticipée et voulue que subie et éviter les paniques et les phénomènes de repli ou de confrontation.. Cette mutation accompagnée permettra d’éviter, ou en tous cas de mieux faire face, les catastrophes en chaîne auxquelles on peut s’attendre : pénuries, déplacements de populations, nouvelles maladies, conflits.

La transition sera délicate à gérer dans la mesure où cette taxe aura un impact négatif sur la consommation, donc sur la production, de là sur le niveau de l’emploi. Mais de nouveaux métiers, de nouvelles filières vont apparaître ou d’autres se développer (énergies renouvelables, construction, gestion de l’eau, agriculture, transports). On peut s’attendre à une réduction du transport routier, il faut même l’espérer, de la production automobile, à une modification de la gestion des stocks dans les processus de production ou de la distribution (réduction des grands distributeurs loin des lieux d’habitation). C’est là qu’il faut faire preuve de courage politique et créer une dynamique qui permette cette ré-orientation de nos sociétés.

Indépendance, diversité et liberté

Soustraire les médias de l’ordre marchand

C’est bien sûr à ceux qui font le contenu des médias, les journalistes en premier lieu, de réaffirmer les principes éthiques de leur métier, sans quoi celui-ci perd tout le prestige attaché au contrepouvoir qu’il représente.

Autoriser la concentration des groupes de presse ou leur dépendance de firmes industrielles et commerciales revient à concentrer un pouvoir de façon contraire aux principes de la démocratie et du pluralisme ou à l’asservir aux puissances de l’argent. Or, à qui revient-il de décider si la presse d’information doit pouvoir être indépendante ou non sinon aux citoyens dans une démocratie et non au code du commerce ?

La loi constitue donc un premier levier pour réglementer une partie des médias du fait qu’elle remplit un rôle particulier dans le fonctionnement des sociétés démocratiques. Abandonner cette règle au marché, c’est renoncer à un tel fonctionnement, et c’est ce à quoi nous assistons sur tous les continents. Les seuls régimes où la presse est réglementée sont des dictatures et les lois n’y sont pas édictées pour garantir la liberté d’expression mais pour la juguler.

L’autre alternative consiste à constituer des médias publics de façon à ce qu’ils soient indépendants des puissances d’argent et autonomes par rapport au pouvoir politique.Une télévision publique indépendante doit être dotée de fonds publics conséquents pour pouvoir diffuser des programmes de qualité et se passer de la publicité, tout en ayant une gestion de ses moyens qui évite de tomber dans la facilité. Le projet présenté en France en janvier 2008 ne remplit pas ces conditions et revient à transférer les recettes publicitaires aux chaînes privées sans que les financements de substitution ne comblent le manque à gagner (100 à 200 millions reçus pour 800 perdus selon certaines estimations).L’espace hertzien est un espace public, toute TV l’empruntant, quelque soit son mode de diffusion doit payer un droit de passage destiné à financer la télévision publique.

Diversité culturelle et incompatibilité extérieure

Le poids écrasant de l’industrie cinématographique et télévisuelle américaine a pour conséquence d’étouffer la production locale dans de nombreux pays, ce qui revient à favoriser l’expression d’une culture au détriment d’une autre. En faisant des biens culturels de simples marchandises, on les livre à la concurrence internationale où les atouts ne sont pas les mêmes selon les pays. Deux solutions peuvent y remédier : l’adoption de mesures nationales protégeant la création et la diffusion d’œuvres, comme c’est le cas en Corée du Sud et en France, et l’entente internationale pour reconnaître la spécificité du domaine culturel.

En France, les mécanismes de soutien (fonds de soutien et avance sur recettes) doivent être améliorés, comme l’a montré le rapport du groupe réuni par Pascale Ferran (mars 2008).

La Convention sur la Diversité Culturelle de l’UNESCO, est venue renforcer ce principe de l’exception culturelle en octobre 2005. Elle est due à une initiative du Canada, de la France et d’ONG qui la relaient dans la société civile. Cette convention, véritable acte politique international, reconnaît « la nature spécifique des activités, biens et services culturels » et le droit des Etats à « conserver, adopter et mettre en œuvre les politiques et mesures qu’ils jugent appropriées » pour la diversité culturelle. Il constitue un support de résistance par rapport à l’OMC.

Limiter la publicité

On pourrait croire que la publicité contribue à la croissance en poussant les ventes des entreprises, mais les ventes supplémentaires qu’une entreprise obtient par la publicité, une autre les perd en en faisant pas, d’où la surenchère stérile dans laquelle elle les enferme, tout comme les consommateurs. Contribue-t-elle au développement des sociétés ? Apporte-t-elle quelque chose de positif à l’allongement de la vie ou à l’éducation ? Est-elle une source d’information objective pour mieux se nourrir ? La publicité n’apporte rien de tout cela, elle est donc bien une aberration à laquelle nous nous sommes habitués.

La publicité entretient l’illusion de la gratuité. Elle permettrait d’abaisser le coût des journaux, de l’accès aux sites internet ou aux chaînes télévisées. Chacun la paie dans le prix d’achat des produits et de sa liberté par le harcèlement continuel qu’elle suscite. Elle revient en fait à un impôt indolore et inodore prélevé sur tous les biens marchands consommés pour perpétuer le système. La « gratuité » peut être obtenue de deux façon : par le service public ou par la publicité. Dans la première, elle majore les impôts, dans la seconde, les prix de ventes des produits consommés. Dans les deux cas, chacun la paie. Il y a bien deux modèles de société opposés.

La loi constitue une première protection contre les méfaits de la publicité, comme le montrent les lois  anti-tabac, celles obligeant certaines mentions sur les produits dangereux (alcool) ou les produits alimentaires, mais qui ne sont que l’amorce de possibilités plus larges : réduire le temps de publicité à la télévision, en limiter l’espace dans les villes en donnant aux collectivités locales le pouvoir de le réglementer, permettre d’intenter une action en justice aux distributeurs qui ne respectent pas les autocollants refusant celle-ci sur les boîtes aux lettres, comme c’est le cas en Allemagne. Partout, il faut limiter l’espace de la publicité avec la même application qu’elle a à s’immiscer en tout lieu.

Cela ne veut pas dire qu’il faut la supprimer. Sa fonction d’information, quoique non objective, sur l’apparition de nouveaux produits ou la survenance d’offres intéressantes peut être utile. Mais il n’y a aucune raison d’imposer à tous ce qui n’intéresse que quelques uns. Aussi ces informations pourraient être réunies dans des espaces réservés et accessibles aux intéressés. Cela aurait même plus d’efficacité.

Quant aux publicitaires, ils pourraient imaginer vivre dans une société où ils mettraient leurs talents et leur imagination au service du développement humain, de l’épanouissement, de la culture, de l’accès à la musique pour chacun, de la santé ou de la découverte des musées. Il n’y a absolument rien d’irréaliste à tout cela, car les moyens matériels existent. Il n’y aurait aucune perte de niveau de vie, aucune frustration supplémentaire, bien au contraire. Mais quelques puissants y perdraient un peu de leurs excédents quand la multitude y gagnerait.

En remettant la publicité à sa place, en la déconnectant des médias, on fait cesser cette volonté de capter l’attention par tous les moyens, cette pression qui dicte les programmes de télévision ou la cadence de l’information et cette intrusion omniprésente et permanente.

Tout cela contribue à sortir de l’idéologie marchande et montre même que les moyens considérables que nos sociétés détiennent pourraient être orientés vers un développement plus harmonieux si ce n’est une véritable renaissance plutôt que vers une course à la consommation et à l’argent. Mais cela ne se fait pas sans luttes.

La possibilité d’une Renaissance

1) L’inévitable rupture. Nombre d’observateurs et d’études s’accordent pour montrer que nous nous acheminons vers une rupture en conservant les mêmes modes de consommation et de production, de répartition et d’échange. Sachant que la demande d’énergie augmentera de 50% d’ici 2030 et que les quatre cinquièmes de la consommation d’énergie primaire seront assurés par le charbon, le pétrole et le gaz, on ne peut éviter un bouleversement profond de nos modes de vie. A défaut d’un changement volontaire, les prix l’imposeront de manière brutale et aveugle, et par là dramatique. De même un réel développement durable pour tous ne peut s’opérer sans un tel bouleversement et s’il est refusé aux moins avancés, les dégâts risquent d’être considérables. Cette rupture peut être soit volontaire, progressive et dans ce cas maîtrisée, soit subie, brutale et nous échapper. Les limites de la surexploitation des ressources constituent une menace pour l’humanité.

C’est aussi une opportunité pour reposer non seulement la question de nos modes de développement, mais aussi celle de la liberté et de la dignité de tous. Sortir de l’ordre marchand peut sembler d’autant plus difficile que le contexte va très probablement se dégrader avec l’accroissement du prix des matières premières et surtout des biens de première nécessité. Ce qui sera un recul du pouvoir d’achat dans les pays développés se traduira par des pénuries graves de denrées alimentaires dans les pays en développement, notamment les moins avancés. Un tel contexte va renforcer les inégalités et constituer un terrain favorable aux réactions violentes. On peut alors s’attendre à une nouvelle prolifération des conflits civils, voire internationaux, à l’instrumentalisation des différences dans un but de confiscation de ressources et au développement d’actes de désespoir, comme le terrorisme. Mais si cette évolution probable peut sembler rendre plus difficile une sortie de l’ordre marchand, elle la rend en fait d’autant plus nécessaire, car les solutions à ces problèmes ne sont pas dans l’ordre marchand, qui en est au contraire en grande partie la cause, comme nous l’avons montré.

2) Apparente incompatibilité. Cela étant dit, il faut s’attacher à résoudre d’apparentes incompatibilités : conserver un mode de production industriel sans gaspillage ni dommage écologique, avoir une productivité agricole qui permette de nourrir l’humanité tout en respectant l’environnement (la double révolution verte), bénéficier de l’efficacité du marché sans ses abus, concilier un certain niveau de vie avec des formes d’organisation justes et un développement durable pour les pays qui veulent y participer, réduire de façon importante la diffusion de gaz à effet de serre sans empêcher les pays du Sud de se développer tout en évitant les risques de prolifération nucléaire et en préservant la biodiversité.

3) L’économie de marchée régulée. L’ordre marchand résulte de la combinaison de plusieurs phénomènes. En sortir ne signifie pas tout rejeter, mais la conjonction qui aboutit à ce résultat (l’impératif financier, la publicité et les disparités institutionnelles). En les réduisant, on résout le problème de l’intensité concurrentielle, qui pèse sur les systèmes sociaux, de la surenchère médiatique et publicitaire, et les iniquités du commerce international.

Ainsi, il est possible de garder l’économie de marché sans l’impératif financier ni les abus sociaux, l’information sur l’offre commerciale sans l’invasion publicitaire, la complémentarité du commerce international sans l’iniquité.

4) Le courage politique

Seule, une organisation peut contrer une organisation, ce qui rend nécessaire l’action collective. Le monde politique est indispensable pour sortir de l’ordre marchand. La loi tient son autorité du seul fait qu’elle est la loi, et dans maints domaines, il n’y a pas à invoquer de contraintes extérieures pour excuser un manque de courage politique ou dissimuler des intérêts particuliers. On le voit avec les lois anti-tabac que n’importe quel pays peut instaurer à l’encontre du lobby des tabagistes s’il en a la volonté, celles luttant contre l’obésité malgré les pressions du lobby agroalimentaire, ou celles qui peuvent être prises dans le domaine de la dépollution et du recyclage[7]. Il s’agit de faire prévaloir l’intérêt général sur l’intérêt particulier, en s’appuyant sur des expériences menées par des ONG ou des collectivités locales.

La surprise est venue d’Amérique latine, où pour la première fois depuis plusieurs décennies la logique s’est inversée : renationalisation des ressources naturelles ou des monopoles de distribution au Venezuela ou en Bolivie, renégociation des contrats de concession de service public en Argentine pour bloquer les tarifs alors que le FMI en demande l’augmentation.

Ces exemples montrent toutes les possibilités de l’action politique alors même que l’idéologie de l’ordre marchand tend à décourager toute initiative pour changer les choses et conforte l’idée d’un fatalisme inévitable dans le domaine économique, social et culturel.

Pour modérer l’impératif financier et réduire l’intensité concurrentielle du système, il est possible d’agir par la loi sur l’éducation et son environnement comme sur la publicité et la télévision, l’espace public hertzien ou l’indépendance de la presse, encourager la production cinématographique ou appuyer les collectivités locales dans les achats éthiques[8].

5) Mais, dans certains domaines, une politique nationale est d’autant plus efficace qu’elle est coordonnée au niveau international, car cela permet de surmonter l’incompatibilité extérieure.

Si la logique du système rend difficile d’en sortir, la seule possibilité, facilitée par la détention d’atouts concurrentiels, est de former des coalitions d’Etats, des plates-formes d’accords internationaux. Ces plate-formes seraient ouvertes à tout Etat désireux de les rejoindre et ne seraient activées qu’à partir d’un seuil de participation, garantissant ainsi aux signataires l’assurance qu’un nombre suffisant d’Etats se lancent dans l’application du nouveau traité. C’est cette méthode qui a prévalu avec succès pour la création de la Cour Pénale Internationale ou pour le premier protocole de Kyoto. Tout type de plate-forme peut dès lors être imaginé à l’initiative d’un groupe d’Etats : diversité culturelle, sécurité alimentaire, normes sociales, régulation du marché des changes, interdiction de transactions vers les paradis fiscaux ou les pays qui les autorisent, réglementation du fret maritime pour les marchandises transportées sous pavillon de complaisance, interdiction d’importation des produits d’une entreprise en cas de délocalisation de la production ou du siège, mise en place d’un label sur le travail décent garantissant que les conditions de travail et de rémunération sont garanties ou d’une taxe permettant de pallier cette situation si ce n’est pas le cas…

L’Europe peut reprendre son sens dans cette perspective. Il doit s’extraire de la logique qui aboutit à des aberrations économiques comme la privatisation de la distribution de l’électricité et du gaz, en tout cas la compléter pour la corriger. L’Union Européenne, ou certains de ses membres volontaires, peut être le support d’une alternative crédible et réaliste, en progressant par action collective pour défendre et promouvoir le modèle qui fait sa spécificité, celui d’une société où services publics et sécurité sociale bénéficient à tous et où les liens commerciaux pourraient mieux servir le développement des pays moins avancés. L’Europe constitue le marché solvable le plus grand du monde et génère le plus important volume d’épargne. C’est à elle d’imposer ses conditions aux entreprises et aux marchés financiers pour en profiter et non l’inverse.

Aujourd’hui, la prolifération des initiatives dans le monde, la constitution de réseaux montrent qu’une renaissance est possible, mais elle n’a rien de nécessaire. Elle se heurte à l’ordre marchand et aux extrémismes et replis qu’il a fait naître. Les conditions pour le faire sont toujours favorables parce que les pays industrialisés sont encore dans la profusion. Elles risquent de changer dans les décennies qui viennent et si elles se dégradent, tout changement deviendra d’autant plus difficile que les tensions internationales et internes seront grandes. Tout cela semble nous dépasser, nous écraser parfois et pourtant nous y sommes pour quelque chose. Ce que chaque génération ajoute à la précédente, chaque vie, chaque action à celle des autres, lui donne un sens. C’est une lutte, un combat planétaire et chacun y a sa part.

Notes

[1] Elle est tiré d’un ouvrage en cours de parution, « l’Ordre marchand, impératif financier et perte des repères, essai sur les dérives de nos sociétés et de quelques moyens d’y remédier », 283 pages, par Hervé Hutin.

[2] Iles anglo-normande, Ils de Man, Iles Caïmans, Monaco, Lichtenstein…

[3] Comme le propose Frédéric Lordon, directeur de cherches au CNRS, en faisant du coût du capital ainsi calculé le plafond de la rémunération actionnariale, alors que l’approche EVA utilisée sur les marchés financiers en fait le plancher.

[4] Confédération Internationale des Syndicats Libres, créée en 1949 par départ des sociaux-démocrates de la Fédération Syndicale Internationale alignée sur l’URSS. La CISL est dominée par le puissant syndicat américain AFL-CIO. La CFDT l’a rejoint en 1988. En 2006 : 226 organisations représentant 155 millions d’adhérents.

[5] Confédération Internationale du Travail, d’orientation chrétienne, implantée surtout en Amérique Latine. 114 organisations, 26 millions d’adhérents.

[6] Comme la loi Letellier de 1998 en France.

[7] Par exemple en France à la suite d’une directive européenne, le décret du 20 juillet 2006 instaurant une taxe sur l’achat des appareils ménagers pour financer leur recyclage. Là encore, l’exemple vient de quelques collectivités locales qui ont instauré un tri sélectif spécifique (Nantes, Lille, Strasbourg et Montbéliard) ou d’ONG comme les réseaux Emmaüs ou Envie qui recyclent les appareils ou certains fabricants regroupés dans « Ecosystèmes »

[8] Comme le montre la loi Letellier de 1998