Voyage en adolescence c'est le sous titre du dernier ouvrage de Marcel Rufo : "la Vie en désordre".

La vie en désordre

Un livre passionnant ! Deux extraits pour vous donner envie :

pages 48 - 49 :

On a beaucoup écrit sur cette période[1], présentée comme une "crise" qui paraît désormais inévitable.

(...)

Tout commence par un choc sociologique : l'entrée au collège, la multiplication des enseignants, la fréquentation des plus âgés avec lesquels on se mêle dans la cour, autrement dit la confrontation à la jungle sociale que l'on doit apprivoiser afin d'y trouver sa place. Survient ensuite un choc biologique, celui de la puberté : les transformations, tout d'abord physiques, entraînent à leur tour de profonds remaniements psychiques. Enfin, il y a le choc affectif, celui de la première histoire d'amour, première rencontre intime, avec la possibilité d'une sexualité agie. Tous ces chocs font que |'adolescence se caractérise par une grande vulnérabilité et constitue un terrain favorable à l'apparition de divers troubles psychologiques. Certains font écho à des difficultés rencontrées dans l'enfance ce qui n'implique pas a contrario que des jeunes années sereines débouchent sur une adolescence idoine. D'autres, au contraire, peuvent se révéler à la faveur de la puberté, sans qu'aucun signe avant coureur n'ait été observé. A ceux qui en douteraient, il faut souligner qu'il n'y a pas de trajectoire linéaire, ni de fatalité. L'équation « impatient à 3 ans, délinquant à 12 ans » ne fonctionne pas et n'est pas démontrable. Le psychisme est plus complexe, plus mystérieux, et la vie plus riche en opportunités de réparation.

pages 184 - 186 :

On peut considérer que se faire mal, se mettre en danger, est un comportement normal à l'adolescence. Comme si, pour devenir propriétaire de soi, il fallait s'abîmer. On pourrait comparer l'adolescence à une voiture de course hyperpuissante, hyperperformante, capable de rouler à 280 kilomètres/heure. pour garder le moteur intact, on doit la roder et, pour ne pas se mettre en danger, respecter les limitations de vitesse. L'adolescent conducteur ne veut rien entendre de ces recommandations de prudence élémentaire, il fonctionne au turbo, et il veut aller vite ; c'est lui qui décide et il ne peut pas accepter de se restreindre. Ses conduites à risques lui prouvent qu'il est vivant, lui donnent le sentiment de sa propre existence et lui font croire qu'il est tout-puissant, qu'il n'a pas de limites, comme au temps de l'enfance. Mais, dans le même temps, elles sont aussi un moyen de rompre avec le confort, la douceur de cette enfance dont il ne veut plus. Fragilisé par nature, pourrait-on dire, l'adolescent veut pourtant se croire invulnérable. Et plus il est fragile, plus il se persuade et veut montrer qu'il ne l'est pas. De plus en plus, se faire mal, être malheureux deviennent des moyens de se distinguer. Réchauffement climatique, chômage, bisse du pouvoir d'achat, endettement, guerres... le monde va mal, l'avenir est incertain, mais le bonheur ne s'est Jamais aussi bien porté et est en passe de devenir obligatoire pour tous et à tout âge. Il existerait même des recettes permettant de se maintenir dans un état de bonheur permanent. À croire que l'âme et le psychisme seraient des muscles que l'on peut entraîner, ceux qui ne parviendraient pas à cette euphorie collective seraient donc suspectés de ne pas se plier avec assez de discipline à leurs exercices quotidiens de béatitude appliquée. Dans ce contexte, le doute, la fragilité paraissent incongrus ; on imagine qu'ils peuvent être considérés comme des signes distinctifs, une façon de se singulariser en échappant au devoir de bonheur imposé.

Pourtant, « le bonheur n'existe pas, il n'y a que de la difficulté à exister », disait Maud Mannoni avec raison. Les adolescents le savent mieux que personne, eux qui se heurtent sans cesse à l'incertitude, au questionnement, à la remise en cause de ce qu'ils sont et de ce qu'ils croient. Les adultes devraient s'en souvenir : dans un curieux paradoxe, ils s'étonnent que leurs grands enfants ne soient pas heureux alors qu'ils ne cessent de leur répéter que « c'était mieux avant », réinventant sans cesse un passé souvent plus proche du fantasme que de la réalité. Les adolescents finissent par les croire, pour un peu ils les envieraient, tout en les détestant de leur avoir tout pris pour mieux leur léguer un monde en péril. Malgré tout, et sans redouter la contradiction, les parents continuent de les envier pour leur jeunesse, cette jeunesse qu'ils s'efforcent de conserver à tout prix, et leur reprochent de ne pas en profiter assez. Comme Hugo, les adolescents ont « tout ». Mais les adultes et la société tout entière, voleurs d'adolescence, ne confondent-ils pas confort matériel et plaisir à être, à exister, à désirer ?

Contrairement à ce qu'ils croient, les aspirations adolescentes ne se limitent pas à la possession d'un portable ou d'un i-Pod. Elles sont plus vastes, plus exigeantes aussi.

Notes

[1] l'adolescence